L’industriel confronté aux troubles anormaux du voisinage

(Article paru sur le magazine RISK MANAGEMENT & ASSURANCE 2024 - DÉCIDEURS AGENCE DE NOTATION - PAROLES D'EXPERTS - 18/07/2024)

Les relations entre les industriels et leur voisinage sont régies par des règles civiles, administratives et pénales qui peuvent conduire à un cumul de sanctions[1], illustrant ainsi l’important risque de responsabilité qui pèse sur les industriels dans l'exercice de leurs activités[2]. Qu’il s’agisse de bruits, d’odeurs ou de rejets anormaux de leurs productions au droit du voisinage, l’Industriel doit être sur tous les fronts.

 

Le risque de responsabilité civile de l’industriel auteur d’un trouble anormal de voisinage

L’exploitation d’un site industriel est susceptible de générer différentes nuisances tant olfactives, que sonores et visuelles ce qui est de nature à exposer l’industriel à un risque de responsabilité envers le voisinage qui estimerait ces nuisances anormales[3]. Pour obtenir la quiétude à laquelle ils estimeraient avoir droit, les voisins du site, entendus non seulement comme les voisins contigus mais également comme toute personne établie à proximité[4],sont susceptibles de rechercher la responsabilité civile de l’industriel pour trouble anormal de voisinage. Ce régime autonome de responsabilité civile objectif d’origine prétorienne[5], ne requiert pas la preuve d’une faute de l’industriel dans l’exploitation de son activité pour engager sa responsabilité mais nécessite la preuve du caractère « anormal » du trouble. Pour appréhender cette notion incertaine qu’est « l’anormalité »,les circonstances de fait présentent une importance majeure puisqu’elles sont analysées par les juges du fond à travers plusieurs critères parmi lesquels les circonstances de temps[6], de lieu du trouble[7] et sa gravité[8]. L’appréciation de ces critères est faite « in abstracto » puisque les juges qualifient d’anormal ce qui est ressenti comme tel par toute personne placée dans les mêmes conditions. Ainsi, les sensibilités particulières des voisins ne sont pas prises en compte. Pour apprécier l’anormalité du trouble, les juges rechercheront si l’activité industrielle en cause respecte les conditions fixées pour son exploitation. En effet, bien que la conformité règlementaire de l’activité ne soit pas un obstacle à la caractérisation d’un trouble anormal de voisinage, elle entre dans l’appréciation de l’anormalité du trouble puisque la règlementation organise, via les arrêtés d’exploitation, les conditions dans lesquelles l’émission de nuisances est autorisée.

 

En outre, dans le cas où la nuisance serait qualifiée de trouble anormal de voisinage, l’industriel peut s’exonérer de sa responsabilité soit en démontrant que la victime a commis une faute en s’exposant à la nuisance[9] soit en se prévalant de la force majeure ou du « privilège de préoccupation ». Cette dernière cause d’exonération produit ses effets dans des conditions strictes puisque non seulement l’activité doit être licite mais elle ne doit pas avoir été modifiée ou les nuisances qu’elle génère aggravés depuis sa préexistence à l’installation des voisins[10].

 

L’industriel qui verrait sa responsabilité engagée pour trouble anormal de voisinage devra verser des dommages et intérêt à ses voisins. L’ordre judiciaire peut également ordonner des mesures provisoires propres à faire cesser l'activité à l’origine du trouble[11].Toutefois, les mesures les plus contraignantes ne sont prises qu’en cas de trouble grave au voisinage, que si elles ne contreviennent pas aux considérations d’intérêt général liées à l’activité en cause[12] et ne portent pas atteintes aux prescriptions de l’administration[13], le tout dans le respect de la séparation des ordres administratif et judiciaire.

 

 

Le risque de responsabilité pénale de l’industriel auteur d’un trouble de voisinage

Comme indiqué en introduction, la responsabilité civile pour trouble anormal de voisinage n’exclut pas les autres sanctions susceptibles de s’appliquer à l’industriel auteur d’une nuisance pour ses voisins. Ainsi, dans le cas où le trouble résulte du non-respect des conditions règlementaires d’exploitation, les écarts peuvent conduire à des mesures administratives, comme la mise en demeure de se conformer aux arrêtés d’exploitation ou l’adoption d’arrêtés complémentaires renforçant les conditions d’exploitation du site. Les écarts avec la règlementation exposent également l’industriel à des sanctions pénales puisque chaque écart avec les arrêtés constitue une contravention de 5èmeclasse[14].  De même le non-respect d’une mise en demeure constitue un délit puni d’une amende de 500.000 euros à laquelle peuvent s’ajouter des peines complémentaires[15].

 

A ces infractions propres à l’exploitation d’une installation classée (ICPE) s’ajoute également des incriminations à caractère général comme le délit de « mise en danger délibérée »[16] qui peut être caractérisé s’il est démontré que le trouble expose le voisinage à un « risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente ». D’autres infractions, spéciales, sanctionnent quant à elle certaines nuisances comme les tapages[17] ou les risques d’atteintes à l’environnement. Ces dernières connaissent une croissance importante depuis plusieurs années face à l’enjeu écologique qui porte l’attention du législateur sur les sites industriels et leurs effets sur le milieu naturel qui les entoure. Ainsi, aux infractions de pollution[18], ont été ajoutée en 2021 la circonstance aggravante de mise en danger de l’environnement[19], le délit général de pollution des milieux[20] et le délit d’écocide[21]. La circonstance aggravante de mise en danger de l’environnement est susceptible de s’appliquer par exemple au délit d’exploitation d’une installation classée non conforme à une mise en demeure ce qui peut porter la peine d’amende à 1.250.000 euros[22]. Les délits d’écocide et de pollution des milieux répriment quant à eux les mêmes faits selon qu’ils sont commis intentionnellement ou non ce qui s’avère en pratique difficile à distinguer[23].Ces infractions n’ont encore donné lieu à des décisions de justice permettant d’en clarifier les termes approximatifs et génériques qui justifieraient en soi une question prioritaire de constitutionnalité[24].

 

« L’enjeu écologique porte l’attention du législateur sur les sites industriels et leurs effets sur le milieu naturel »

 

Pour traiter les infractions liées aux atteintes et risques d’atteintes à l’environnement, le législateur a mis en place des particularismes procéduraux attachés aux conditions dans lesquelles les enquêtes sont menées et à la faculté donnée à l’industriel de transiger avec le ministère public via la Convention judiciaire d’intérêt public environnementale(CJIPE)[25]. Cette alternative aux poursuites est une convention passée entre le procureur de République et une personne morale soupçonnée d’avoir commis une ou plusieurs infractions. Elle s’apparente à une transaction sur les poursuites judiciaires puisque le procureur de la République propose à la personne morale de ne pas engager de poursuites en échange de l’exécution des obligations fixées dans la convention, de sorte que si la personne morale accepte la transaction, sa responsabilité pénale ne sera pas établie[26].

 

La circulaire émise le 8 octobre 2023 par la Chancellerie montre que ces particularismes procéduraux sont destinés à se développer. Elle fixe en effet la politique répressive conduite en matière environnementale qui vise notamment à (i) renforcer la coopération et la coordination entre les institutions administratives et judiciaires à travers les Pôles Régionaux Environnementaux (PRE)[27] et les Comités Opérationnels de Lutte contre la Délinquance Environnementale (COLDEN), (ii) à renforcer la co-saisine des services de police ou de gendarmerie et des enquêteurs des autorités de contrôles comme la DREAL et (iii) renforcer la réponse pénale en prononçant des peines dissuasives et en favorisant les peines de remise en état de l’environnement dégradé.

 

 

Les points clés :  

-           Les nuisances générées par l’activité d’un site industriel exposent l’exploitant à divers risques de responsabilités qui peuvent se cumuler et ce d’autant plus que les textes visant à préserver le milieu naturel avoisinant les sites se multiplient.  

-           La politique d’amélioration continue des conditions d’exploitation de l’activité menées parles entreprises constitue un atout permettant de répondre aux risques de responsabilité pour trouble anormal de voisinage.

-           Les procédures pénales initiées dans le cadre d’atteintes à l’environnement présentent des spécificités qui peuvent s’avérer utiles pour les entreprises bien qu’il faille les employer avec vigilance compte tenu de la politique pénale menée actuellement en matière environnementale.

 

[1] CA Paris, 23 mai 2003, no2002/19257

[2] La responsabilité pour trouble anormal de voisinage est une création jurisprudentielle que la proposition de loi n°160, visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels, tente de consacrer par l’introduction d’un article 1253 du code civil.

[3] La théorie des troubles anormaux de voisinage est appliquée par les juridictions dans des cas de pollution dont l’exploitation de sites industriels seraient à l’origine : CA Montpellier, 26 févr. 2008, 07/3267 ; Cass. civ.2ème,12 novembre 1997, n°96-10.603

[4] Cass. Civ. 2ème, 23 octobre 2003, n°02-16.303 ; Cass. Civ. 2ème, 28 juin 1995, n°93-12.681

[5] Alors que la jurisprudence a, dans un premier temps, rattaché ce régime de responsabilité à la responsabilité pour faute de l’article 1382 du code civil, elle a en 1992 créé un nouveau principe général du droit en vertu duquel« nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage »consacrant ainsi l’autonomie de ce régime de responsabilité civile extracontractuelle (Cass. civ. 2ème, 19 février 1992, n°90-21.072 ;Cass. Civ. 3ème, 20 mai 2021, n°20-11.926).

[6] La durée du trouble, son caractère continu ou occasionnel et l’horaire auquel il survient sont des éléments pris en considération.

[7] La localisation du trouble, selon qu’il survient dans une zone rurale ou citadine, a une importance, de même que la destination des lieux émetteurs et récepteurs du trouble.

[8] Il s’agit ici de l’intensité de la nuisance et de ses désagréments pour les voisins ; de ses conséquences sur la vie quotidienne des voisins.

[9] CA Paris, 7 juillet 1995, n°92-4903, affaire « Air Inter » 

[10] Article L. 113-8 du code de la construction et de l’habitation

[11] Cass. Civ. 1re,13 juillet 2004, no02-15.176

[12] Cass. Civ. 3e,17 septembre 2020, no19-16.937 ; Cass. Civ. 3e,14 janvier 2014, no13-10.167

[13] TC, 23mai 1927, consorts Neveux et Kohler c/ société métallurgique de Knutange

[14] Article R.514-4 3° du code de l’environnement. Chaque non-respect d’une condition d’exploitation fixée par arrêté caractérise la contravention. Ainsi, les peines d’amende prononcées pour chaque contravention peuvent se cumuler.

[15] Article L.173-1, II Code de l’environnement. Les peines complémentaires peuvent consister dans L’affichage et la diffusion de la décision de condamnation pendant une durée inférieure ou égale à deux mois, la mise sous surveillance judiciaire de l’exploitation ou la fermeture définitive ou temporaire du site.

[16] Article 223-1 du code pénal

[17] Article R. 623-2 du code pénal ; Cass. Crim. 17janvier 1990, n°89-83.504. A titre d’exemple, un tapage peut être constitué parles bruits et vibrations occasionnés par les installations d'une usine.

[18] A titre d’exemples, la pollution des eaux est incriminée par l’article L. 216-6du code de l’environnement et l’atteinte au milieu aquatique qui peut en résulter par l’article L.432-2 du même code.

[19] Article L. 173-3-1 du code de l’environnement

[20] Article L. 231-1 du code de l’environnement

[21] Article L. 231-3 du code de l’environnement

[22] La peine d’amende de 250.000 euros prévue par l’article L.173-3-1 est multipliée par cinq conformément à l’article 131-38 du code pénal, étant précisé que ce montant peut être porté jusqu'au triple de l'avantage tiré de la commission de l'infraction.

[23] La Cour de cassation rappelle fréquemment que la seule constatation de la violation en connaissance de cause d'une prescription légale ou réglementaire implique, de la part de son auteur, l'intention coupable.

[24] Le Conseil d’état, consulté dans le cadre du projet de loi, avait émis un avis défavorable mettant en évidence la rédaction hasardeuse des articles.

[25] Créée par la loin° 2016-1691 du 9 décembre 2016, dite « Sapin II » elle a été étendue aux aux infractions au code de l’environnement par loi n° 2020-1672 du24 décembre 2020 relative au parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée qui a introduit l’article 41-1-3 du code de procédure pénale.

[26] Pour plus de précision sur la CJIPE, voir l’article : A. Buisson-Fizellier, P. Dubert, « La Convention judiciaire d’intérêt public : intérêts, risques et perspectives, Décideurs magazine, 19 mai 2021"

[27] Les Pôles Régionaux Environnementaux ont été créés par le décret n° 2021-286 du 16mars 2021 au sein de certaines juridictions pour connaitre des infractions les plus complexes. L’article 706-2-3 du code de procédure pénale confère ainsi compétence à une juridiction du ressort de la Cour d’appel dont elle relève pour l'enquête, la poursuite, l'instruction et le jugement des délits prévus au code de l’environnement et les infractions connexes, dans les affaires qui sont ou apparaîtraient complexes, en raison notamment de leur technicité, de l'importance du préjudice ou du ressort géographique sur lequel elles s'étendent.